J’ai élaboré le projet Nad cernoj grâzu (Au-dessus de la boue noire) en associant plusieurs thèmes et sujets qui ont hanté assez longtemps mon imagination, mais qui existaient presque indépendamment les uns des autres. Il s’agit avant tout d’une série d’œuvres liées à l’esthétique charnière des années 50-60. Au-dessus de la boue noire constituait à proprement parler une transposition dans le langage de l’installation d’une de mes œuvres de petit format, Isskustvo v byt (L’Art dans la vie quotidienne), créée en 1988. Cette peinture, ou plutôt cet objet, consistait en une porte de buffet des années 60 avec une ornementation typique de l’époque, à laquelle avait été fixé d’une manière assez subtile un verre à pied non moins caractéristique, lequel était rempli d’eau. Le verre semblait flotter en apesanteur devant la surface plane de la porte. Un grand nombre de mes projets de grandes dimensions qui ont été réalisés par la suite dans la nature et dans l’espace d’une galerie ont eu pour point de départ cette porte et ce verre à pied. J’ai exécuté de manière récurrente et sur divers tons des variations autour de ces thèmes : le dépassement de la pesanteur, le déboussolement d’objets figés dans l’espace, l’eau, les motifs ornementaux formés du croisement de toutes les sortes de lignes pas très droites que l’on puisse imaginer.
L’Art dans la vie quotidienne fut précédé d’un travail de recherche visant à mettre en évidence les sources d’où provenaient toutes ces lignes et ces petites rayures qui, dans les années 60, ornaient les tissus, les papiers peints, la vaisselle et tout ce qui était susceptible d’être décoré. Finalement, des impressions réelles de la vie étaient apparues derrière ces lignes : des traces de skieurs, des stries dessinées sur la glace par les patineurs de course, des avions à réaction dans le ciel, des algues, les trajectoires des spoutniks dans le cosmos ou celles des particules élémentaires – tout l’univers en perpétuelle errance, incapable de s’arrêter en un point d’équilibre.
Ces observations, qui peuvent sembler trop esthétisantes, avaient leur contrepartie inverse : l’intérêt pour le mouvement révolutionnaire et l’esthétique marxiste. Marx considérait l’Ancien Monde comme supérieur au nôtre dans tout ce qui comporte une image finie, une forme et une limite préalablement définies. L’ordre contemporain, selon lui, n’était pas satisfaisant, et là où il manifestait son autosatisfaction, il était vulgaire. Cette conception me paraissait – et me paraît encore aujourd’hui – très courageuse. Elle défend dans l’Histoire ce qui n’a pas eu lieu, ne s’est pas accompli, ce qui a reculé devant l’immensité de ses propres desseins et n’a pu acquérir une image et une forme, mais n’est pas devenu trivialement limité. Ceci concerne, en premier lieu, le destin même de l’idée du Manifeste du parti communiste. Je trouvais également dans les années 60, comme en écho, un refus de se résigner à des circonstances notoirement plus fortes que nous et une façon de poser les problèmes qui ignorait ce qu’était un cadre fixé à l’avance.
Dans l’exigence du presque impossible, il y a beaucoup de réalisme – ici je suis solidaire de ceux qui ont participé aux événements de 1968 –, comme il y en a beaucoup dans la peinture de Courbet ou chez les peintres russes de la seconde moitié du XIXe siècle. Et Au-dessus de la boue noire était une œuvre construite sur l’union de la stylistique des années 60 et du paysage réaliste. Les lignes claires sur la porte noire du buffet m’apparurent comme une chaussée en planches éparses jetées sur l’abîme du bourbier des routes russes. La désorganisation qui régnait à Moscou pendant la première moitié des années 90 joua également un rôle non négligeable. La source d’inspiration artistique la plus directe fut pour moi le tableau de Yury Pimenov peint en 1962, Svad’ba na zavtrahsnei ulice (Mariage rue à venir), une des œuvres les plus connues de l’époque. L’histoire de jeunes gens qui commencent leur vie dans un nouveau lieu, à partir d’une page blanche, m’attirait déjà auparavant. Mon exposition de 1993, « Les Années soixante. Encore une fois sur l’amour », était liée à ce thème.
La possibilité d’exposer à Moscou, en 1994, Au-dessus de la boue noire, projet d’une grande envergure, ne put se concrétiser que grâce au nouveau capital bancaire russe, apparu de façon aussi fulgurante qu’il devait disparaître.



Dmitri Gutov, mai 1999, traduit du russe par Marina Lewisch.